Sommaire
GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS
LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU
LECTURE DU RÉCIT DE LUC
L’annonce faite à Marie
La visite à Élisabeth
Le recensement
Couché dans une crèche
Les bergers
Le nom de Jésus
La purification
Un homme appelé Syméon
Le signe de la contradiction
L’épée
Anne la prophétesse
Marie gardait ces paroles
CONCLUSION
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En couchant son enfant dans une crèche, la vierge Marie ne fait que répéter le geste de l’héroïne mythique qui, tout de suite après l’accouchement, abandonne son nouveau-né et l’expose. Sur un point, cependant, Marie se sépare d’elle, en ce qu’elle le dépose dans une crèche et non dans une corbeille ou un creux de rocher. Ce détail est beaucoup plus important que ce qu’il peut sembler au premier regard. Luc lui-même a pris soin de nous diriger dans la recherche de son sens, lorsqu’il fait dire aux anges à l’adresse des bergers que cette crèche est un « signe ». Nous sommes donc obligés de nous reporter aux Écritures, car si la crèche est un signe, c’est-à-dire un indice qui nous permet de reconnaître dans ce bébé emmaillotté le « fils de Dieu », elle doit être mentionnée dans les oracles concernant la naissance du Christ.
L’évangéliste entend se référer au passage d’Isaïe : « Le bœuf a reconnu son acheteur et l’âne la crèche de son maître, Israël ne m’a pas reconnu et le peuple ne m’a pas gardé » (Is 1:3). Disons tout de suite que la crèche n’a pas, dans ce texte, le sens que Luc lui donne. D’abord, le texte où elle se trouve n’est pas messianique, puisqu’il ne vise qu’à manifester la plainte de Dieu contre l’infidélité de son peuple. Ensuite, elle n’a pas le sens de berceau, puisque le prophète ne l’a employée que pour exprimer d’une façon concrète et imagée la reconnaissance du maître par l’âne.
Luc n’a donc pu obtenir l’image d’une couche qu’en soumettant le texte à un processus d’interprétation aussi réductrice que créatrice. Avant toute chose, il s’approche du texte comme d’une prophétie messianique. Sans doute son attention a été attirée par l’expression « crèche de son maître », en grec « Kurios », Seigneur : pour lui ce « Seigneur » était le Christ, dont il était en train de raconter la naissance. Pour que la crèche soit du Seigneur, il a suffi à Luc de la considérer comme étant le berceau de l’enfant-Seigneur. Ainsi, il parvient à une synthèse entre les cultures grecque et juive, puisque Marie expose l’enfant comme la vierge-mère du mythe, mais elle le couche dans un berceau, en correspondance avec le contexte prophétique de la naissance du Christ.
Mais pourquoi Luc ne s’est-il pas contenté de faire naître Jésus selon les exigences du modèle qu’il avait choisi, mais a-t-il voulu s’inspirer aussi des Écritures ?
Certes, si Luc n’avait voulu raconter que la naissance d’un héros imaginaire, il aurait réussi, par ce détournement de sens et ce changement de catégorie, à innocenter Marie. Mais il écrit avec l’intention de rapporter la naissance de Jésus : quoiqu’imagé, ce récit concerne bien la naissance de Jésus de Nazareth. Nous devons donc rechercher la ligne de démarcation qui sépare l’imaginaire du réel, la structure du fait. Si Luc a retouché le schéma structural jusqu’à en détourner le sens, pourquoi alors l’a-t-il employé ? Pourquoi choisit-il un texte biblique qui lui permet de garder une thématique qui relève de l’abandon et de la méconnaissance ? Aurait-il pu assumer ces thèmes s’ils n’étaient pas représentatifs et interprétatifs du fait auquel le récit entend se référer ?
Toutes ces questions trouvent une réponse satisfaisante et adéquate si on admet que Luc était profondément convaincu que Jésus avait été un enfant sans père. Cela ne voulait pas dire qu’il était un fils naturel, puisque le système idéologique du temps permettait de comprendre ce phénomène dans le cadre de la naissance du fils de Dieu. Luc n’entend pas nier le fait phénoménique, mais seulement l’interprétation qu’en donnent les ennemis de l’Église. C’est pour cette raison qu’il recourt au modèle de la mère vierge, qui était la catégorie propre à la naissance du fils de Dieu. S’il avait cherché à nier le fait il n’aurait pas pu apporter une preuve – preuve par signe – que Jésus était vraiment né comme un fils de Dieu.
Revenons à l’affirmation que la crèche était un signe. Comme nous l’avons vu, Luc était parvenu à la saisie de ce signe à la suite d’une interprétation d’un passage d’Isaïe, mais il avait été poussé à la lecture de ce texte par le dilemme que lui avait posé l’information sur la naissance de Jésus : était-il un fils naturel, ou bien un fils de Dieu ? La matérialité du phénomène – enfant sans père – ne pouvait être éclairée sans le recours à l’Écriture. Or le passage d’Isaïe, lu dans une perspective messianique, lui avait révélé que le « Seigneur » devait être, dès sa naissance, un enfant « non connu » et « non reçu ».
Ainsi, à la lumière des Écritures, le mode de naissance de Jésus était en parfaite correspondance avec le mode de naissance du Christ. Le fait d’être sans père devenait une marque indicatrice d’une naissance messianique, la preuve sensible que Jésus n’était pas un fils naturel mais précisément le fils de Dieu attendu. La crèche fut le symbole révélateur de cette naissance, puisqu’elle exprimait la rencontre de la parole prophétique avec le fait et la manifestation du fait dans sa fonction de signe.
Ne connaissant qu’une seule façon d’être enfant sans père, nous ne pouvons voir dans le discours de Luc qu’une tentative théologique visant à refouler, par le processus de sublimation symbolique, la honte d’une naissance naturelle.
Mais les niveaux théologique et historique se trouvent étroitement liés. Il nous sera possible de passer du personnage à la personne, du Christ à Jésus, dans la mesure où nous parvenons à reproduire, au moyen de la déstructuration du discours, le processus de sublimation opéré par Luc. Ce passage est aussi facilité parce que le symbole de la crèche a élevé au niveau de symbole le sens des deux verbes « non connu » ( ok agno) et « non accueilli » ( ok suneke), qui se rapportent à la condition de l’enfant illégitime aussi bien qu’à la méconnaissance de caractère intellectuel et conceptuel. Ainsi l’enfant que Marie couche dans la crèche est-il le fils de Dieu que le peuple n’a pas reçu, mais aussi le fils naturel que la société n’a pas voulu reconnaître.
Les deux niveaux se sépareront de façon définitive lorsque la théologie cessera d’être symbolique pour devenir allégorique, comme dans le quatrième évangile. Le prologue de cet évangile est en correspondance directe avec cette page de Luc, puisqu’il lui emprunte les deux verbes qui constituent sa thématique. Il les assume cependant en les détachant de leur contexte symbolique, la crèche, pour ne considérer que la valeur conceptuelle de leur sens. Le Logos est celui que le monde « n’a pas connu » (ok egno). Il est celui que les siens « n’ont pas reçu » (ok catalambano).
Ainsi, par le truchement de l’allégorisation, la sublimation de Luc parvient à se détacher tout à fait de toute référence avec son niveau de refoulement : elle n’est plus symbole mais concept. Le problème causé par la naissance historique de Jésus, qui avait troublé Luc, disparaît ; il s’évanouit parce que le Jésus de l’histoire, à proprement parler, n’a plus d’existence, puisqu’il n’existe plus que comme Christ. Le niveau historique est donc réabsorbé dans l’idéal et dans le métaphysique, la théologie a réabsorbé l’histoire.
Mais si nous revenons au contexte de Luc, nous serons à même de nous rapprocher de Jésus par l’approche du Christ. Car celui-ci n’est qu’une image sublimée, sinon de Jésus lui-même, au moins de l’approche de Jésus. Dans le fils de Dieu méconnu, nous reconnaîtrons facilement la condition d’un fils naturel, que la société rejette puisqu’il est sans père. Il vient au monde, mais le monde ne veut pas le reconnaître, puisqu’il est sans nom ; la marque de son existence est qu’il est inconnu ; nul ne peut s’intéresser à lui puisqu’officiellement, devant la coutume, il n’existe pas. Il est donc « non reçu », non accueilli, rejeté. Son être-là est beaucoup moins important que l’absence, puisque celle-ci laisse un vide, est un appel à la présence.
Suivant le récit de Luc, nous sommes tentés de placer l’enfant dans une étable, loin de la ville, dans un lieu solitaire en pleine campagne. C’est certes possible, mais il se peut que ces images n’aient pas une fonction descriptive mais seulement représentative de la condition d’abandon et d’illégitimité du nouveau-né.
Le récit nous livre cependant une information précise sur le comportement de Marie envers son enfant. Comme nous l’avons déjà vu, Luc a cherché à modifier le sens que lui offrait le modèle de la naissance du héros par le texte d’Isaïe, afin d’écarter le soupçon que Marie ait pu abandonner l’enfant. Sans doute celui-ci apparaît-il dans le récit comme un enfant inconnu et abandonné, mais par les autres et non pas par sa mère. C’est, peut-être, le renseignement le plus précieux que nous ayons de Marie. Elle a voulu garder l’enfant, mais à quel prix ! Restant avec l’enfant, la société ne pouvait lui offrir qu’une place de servante ; au lieu d’exposer l’enfant, elle a donc préféré s’exposer elle-même en s’offrant comme esclave.
Il est alors possible de penser que Jésus a obtenu une légitimation de sa naissance, dans la mesure où, par la nouvelle condition de sa mère, il a été assimilé à un esclave. Nous trouvons une confirmation de ce statut social dans l’épître aux Philippiens, lorsque Paul affirme : « Il s’est anéanti lui-même, prenant une forme d’esclave après être devenu semblable aux hommes » (Ph 2:7). Dans cette traduction très fidèle au texte, même au niveau grammatical, on distingue le fait de sa naissance (devenir semblable aux hommes) et de sa condition d’esclave, qui marquerait la condition sociale et juridique dans laquelle cette naissance s’était inscrite. Paul, en effet, ne dit pas que Jésus a pris une forme d’esclave parce qu’il devint homme, mais que, devenu homme, il s’est anéanti jusqu’à vivre comme un esclave. Nous retrouvons cet esclave au niveau du refoulement du récit de Luc : il s’agit d’un enfant qui n’a d’autre lien avec la société que son travail.
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